Stockage de données immatérielles : un impact bien réel
Depuis leur développement en France dans les années 1990, les centres de données ont considérablement proliféré, dépassant aujourd’hui les 250 installations. Selon l’ADEME, ils recouvrent une pluralité d’usages comme les centres internes d’entreprises, solutions d’externalisation pour le stockage de données, infrastructures de cloud, voire plateformes de minage de cryptomonnaies. Cette hétérogénéité fonctionnelle complique leur catégorisation juridique et urbanistique, notamment à l’heure où ils deviennent des infrastructures critiques pour la souveraineté numérique et le fonctionnement des plateformes. Ces centres de données doivent être distingués des entrepôts logistiques, comme les entrepôts d’Amazon, qui sont des structures tout aussi critiques dans les modèles de consommation en ligne.
Depuis le décret du 28 décembre 2015, le Code de l’urbanisme, à l’article R151-27, prévoit cinq grandes destinations, assorties de sous-destinations définies par l’article R151-28 et un arrêté du 10 novembre 2016. Or, les centres de données ne font l’objet d’aucune mention explicite dans ces textes. Le guide ministériel d’avril 2017 les rattache à la sous-destination « entrepôt », mais sans valeur juridique. Certaines communes, à l’inverse, les qualifient de locaux industriels. Le Conseil d’État, dans un arrêt du 7 juillet 2022, a rappelé que la détermination d’une destination doit s’opérer au regard des nouvelles catégories issues de la réforme de 2016, même en l’absence de mise à jour du Plan local d’urbanisme (PLU ci-après). En l’absence de position claire, la qualification doit se faire au cas par cas : un data center tourné vers la simple conservation de données tierces pourra être assimilé à un entrepôt ; un site dédié à la production de services publics numériques ou à une activité industrielle pourrait relever d’une destination industrielle. Ce flottement a des conséquences directes en matière d’autorisation d’urbanisme.
En région parisienne, les centres de données sont soumis à une procédure d’agrément si leur surface dépasse 5 000 m², comme prévu aux articles R*510-1 et R*510-6 du Code de l’urbanisme. L’instruction, menée par le préfet de région, s’appuie sur les orientations du SDRIF, le SRCAE ou encore la PPE 2019-2028. La préfecture recommande des projets sobres en foncier, implantés sur des friches ou à proximité de réseaux de chaleur urbains pour favoriser le réemploi de chaleur fatale depuis le 1er mars 2022.
Tout projet de construction de centre de données nécessite un permis de construire, issu de l’article L421-1 du Code de l’urbanisme, compatible avec le PLU en vigueur. Par ailleurs, la nature des équipements peut déclencher l’application de la réglementation sur les installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE). L’étude d’impact environnemental devient obligatoire à partir de 40 000 m² d’emprise hors zone urbanisée, ou de 10 000 m² selon un examen au cas par cas comme le prévoit l’article R122-2-1 du Code de l’environnement. Les centres de données, malgré leur apparente discrétion, soulèvent donc des enjeux majeurs comme la consommation énergétique, pollution atmosphérique, nuisances sonores ou encore atteinte à la biodiversité.
En effet, si l’article L520-1 du Code de l’urbanisme opère un renvoi au CGI pour l’identification des locaux concernés, il ne modifie pas pour autant les principes propres à la planification urbaine. L’absence de définition réglementaire claire du centre de données, que ce soit dans les articles R151-27 et R151-28 du Code de l’urbanisme ou dans l’arrêté du 10 novembre 2016 relatif aux destinations et sous-destinations des constructions, laisse place à des interprétations divergentes. Cette incertitude est renforcée par la recommandation de l’administration, dans le guide de 2017, d’intégrer les centres de données à la sous-destination “entrepôt”, ce qui entre en contradiction manifeste avec l’analyse retenue en matière fiscale. Ce flottement normatif révèle une forme d’inadéquation entre les cadres juridiques, là où le droit fiscal privilégie la fonction, le droit de l’urbanisme peine encore à intégrer l’économie numérique dans ses catégories.
Cette zone grise juridique prend une importance accrue dans le contexte de la plateformisation. Les centres de données, en tant qu’infrastructures essentielles à l’économie numérique, sont les lieux physiques où se matérialisent les dynamiques immatérielles des plateformes. Leur développement accompagne celui d’une économie fondée sur le traitement intensif de données, où les plateformes organisent en temps réel les flux de consommation, de logistique, ou encore d’intermédiation algorithmique. Ainsi, bien qu’ils soient discrets dans le paysage urbain, les centres de données participent pleinement à la reconfiguration des territoires, en concentrant des besoins fonciers, énergétiques et de refroidissement considérables, et en exerçant une pression croissante sur les infrastructures locales.
Face à cela, la nécessité d’une qualification urbanistique autonome des centres de données devient évidente. Leur intégration explicite comme sous-destination dans l’article R151-28 du Code de l’urbanisme permettrait non seulement de clarifier les procédures d’implantation, mais aussi de doter les collectivités d’un outil de planification cohérent avec les enjeux énergétiques, environnementaux et numériques. En tant que supports invisibles de la plateformisation, les centres de données ne peuvent plus être considérés comme de simples objets techniques ou fiscaux. Leur reconnaissance juridique comme entités urbaines spécifiques ouvrirait la voie à une régulation adaptée, prenant en compte leur rôle dans la structuration des externalités du numérique à l’échelle locale.
Les centres de données, bien qu’ils ne reçoivent pas de public, nécessitent de vastes surfaces au sol pour accueillir non seulement les serveurs mais aussi les infrastructures de refroidissement, les groupes électrogènes, les dispositifs de sécurité, et parfois des zones tampons pour les nuisances. Ces installations, souvent en périphérie urbaine ou sur des terrains agricoles ou naturels requalifiés, peuvent contribuer à l’artificialisation des sols qui vise toute perte d’un sol naturel, agricole ou forestier. Les centres de données n’étant pas clairement définis comme destination ou sous-destination dans le Code de l’urbanisme (articles R151-27 et R151-28). Ce flou complique leur intégration dans les documents d’urbanisme (PLU, SCoT) et rend difficile une planification fine de leur implantation dans le cadre des objectifs Zéro Artificialisation Nette (ZAN). Sans catégorie propre, ils peuvent être assimilés, selon les territoires, à des activités de stockage ou de services, parfois même à des activités industrielles, ce qui rend leur évaluation dans les bilans d’artificialisation imprécise.
Dans le cadre de la trajectoire ZAN, les collectivités territoriales doivent planifier une réduction progressive de l’artificialisation des sols, avec pour horizon une absence de consommation nette d’espaces naturels, agricoles ou forestiers à l’horizon 2050. Cet impératif de sobriété foncière entre cependant en tension avec la dynamique actuelle d’implantation des centres de données. En effet, ces infrastructures, devenues essentielles à l’économie numérique de la plateformisation nécessitent de grandes surfaces, souvent localisées en périphérie urbaine, sur des terrains disponibles mais non urbanisés. L’absence de stratégie urbanistique claire encadrant ces implantations rend difficile leur régulation par les collectivités, qui doivent concilier développement économique, aménagement du territoire et impératifs environnementaux. Ce déséquilibre révèle un angle mort des politiques d’aménagement face à la plateformisation croissante de l’économie.
Pourtant, des alternatives existent et mériteraient d’être promues afin de concilier transition numérique et transition écologique. D’abord, la reconversion de friches industrielles ou tertiaires représente une piste à privilégier, ces espaces déjà artificialisés peuvent accueillir des data centers sans entraîner de perte supplémentaire de surfaces naturelles. Ensuite, l’intégration verticale de ces infrastructures dans des bâtiments urbains existants permettrait d’optimiser l’usage du foncier et de réduire l’étalement urbain. Ces dispositifs illustrent une approche plus circulaire et territorialisée des externalités des plateformes numériques, à condition toutefois que les documents d’urbanisme soient actualisés pour intégrer les spécificités de ces équipements.