La loi AGEC va-t-elle assez loin ?
Si la loi AGEC se présente comme un jalon majeur vers une économie circulaire, elle n’échappe pas à de nombreuses critiques, tant sur sa méthode d’élaboration que sur ses effets concrets. Derrière une rhétorique gouvernementale volontariste, le texte révèle une structuration juridique lacunaire, marquée par une technicisation excessive des mesures et une fragmentation des dispositifs. Le choix du recours important aux ordonnances, prévu à l’article 1er de la loi, a permis à l’exécutif de repousser à plus tard l’essentiel des considérations techniques, tout en évitant un véritable débat parlementaire sur les points les plus sensibles. Ce mode d’élaboration limite la portée démocratique de la norme et a eu pour effet de reléguer certaines décisions cruciales à des décrets d’application tardifs.
La critique porte également sur la nature même des dispositifs choisis. Plusieurs mesures phares se sont révélées en décalage avec les objectifs affichés. C’est notamment le cas du mécanisme de consigne pour recyclage, initialement envisagé comme un outil de massification de la collecte du plastique. Ce dispositif a été présenté comme vertueux, mais il a rapidement été l’objet de critiques des associations environnementales, qui y ont vu une fausse solution, entretenant la logique de l’usage unique plutôt que de s’inscrire dans une réelle dynamique de réemploi. Le principe même de consigne, qui aurait pu soutenir des filières de réutilisation, a ici été détourné vers des logiques industrielles de traitement en aval, sans remise en cause de la production en amont.
Ce décalage entre affichage politique et réalités normatives s’est aussi manifesté dans la gouvernance des éco-organismes. Ces structures, chargées d’organiser la prise en charge des produits en fin de vie dans le cadre de la responsabilité élargie des producteurs (REP), jouent un rôle central dans la mise en œuvre concrète de la loi AGEC. Or, leur composition et leur fonctionnement posent question. Plusieurs associations ont dénoncé une concertation en trompe-l’œil, où les industriels continuent de peser de manière prépondérante dans les décisions.
Plus largement, une critique récurrente porte sur l’absence d’ambition structurelle du texte. En se concentrant principalement sur la gestion des déchets ou l’information environnementale, la loi AGEC a laissé de côté les leviers les plus puissants en matière de transition écologique tel que l’encadrement de la publicité, ou encore la limitation des volumes de production. Elle agit en aval, là où il aurait fallu intervenir plus résolument sur les logiques productivistes elles-mêmes.
Enfin, ce manque de cohérence systémique se double d’une mise en œuvre inégale sur le territoire. De nombreuses collectivités locales se sont retrouvées face à des injonctions réglementaires mal financées, notamment dans les filières de tri, de réparation ou de réemploi. Le fossé entre les ambitions affichées au niveau national et les moyens déployés localement souligne un déséquilibre structurel, mettant en lumière la nécessité d’une gouvernance écologique mieux répartie, plus démocratique et plus exigeante.
Dans son rapport d’information publié en 2025, le Sénat dresse un constat nuancé de l’application de la loi AGEC. Si cette dernière a bien marqué un tournant politique et symbolique dans l’intégration de l’économie circulaire dans le droit positif, ses effets concrets restent encore partiels et largement en deçà des ambitions affichées lors de sa promulgation. Le texte a ouvert un nouveau cycle de réflexion sur la durabilité des modèles de production et de consommation, mais il peine à se traduire par des transformations systémiques. Sur les 81 objectifs fixés par la loi, une part importante demeure aujourd’hui inaboutie, et certains chantiers n’ont pas connu le commencement d’un début de mise en œuvre. Ce retard est d’autant plus préoccupant qu’il risque de fragiliser la crédibilité du législateur en matière environnementale.
Dans ce contexte, la crise énergétique provoquée par la guerre en Ukraine est venue redonner à l’économie circulaire une pertinence stratégique renouvelée. Ce modèle, longtemps appréhendé sous le seul prisme écologique, est désormais mobilisé dans une logique de résilience économique et de souveraineté industrielle. Réduction de la dépendance aux matières premières importées, réindustrialisation locale, sécurisation des chaînes d’approvisionnement ; autant d’enjeux que la crise a placés au premier plan et qui justifient une revalorisation politique du paradigme circulaire. Mais cette montée en visibilité contraste avec les failles d’un pilotage encore trop fragmenté et inégal.
Face à ce constat, la commission sénatoriale en charge du suivi de l’application de la loi AGEC appelle à une réforme de fond de la gouvernance de l’économie circulaire. Première piste, la territorialisation. Le rapport plaide pour la mise en place d’une stratégie interministérielle articulée autour d’une déclinaison régionale plus forte, afin d’adapter les politiques de circularité aux réalités économiques et sociales locales. Dans cette optique, il est proposé de confier aux régions la gestion des fonds dédiés à la réparation et au réemploi, aujourd’hui encadrés de manière trop centralisée par les éco-organismes. Une telle décentralisation permettrait, selon les sénateurs, de rapprocher les moyens de décision des acteurs de terrain, notamment ceux de l’économie sociale et solidaire, qui demeurent souvent marginalisés dans la gouvernance actuelle.
Par ailleurs, une autre faiblesse structurelle pointée par le Sénat tient au déséquilibre entre les intérêts industriels et ceux des structures citoyennes, environnementales ou coopératives. La place prépondérante laissée aux acteurs économiques historiques dans la conception et la gestion des filières REP tend à verrouiller certaines logiques, notamment en matière d’éco-conception ou de prévention des déchets. Le rapport sénatorial insiste donc sur la nécessité d’un rééquilibrage dans les instances décisionnelles, en donnant davantage de poids aux acteurs non marchands porteurs d’innovations sociales ou environnementales. Ce glissement vers une gouvernance plus inclusive est présenté comme une condition de crédibilité et d’efficacité des politiques de transition.
Enfin, et c’est là un point central, le Sénat appelle à dépasser une approche strictement technique du traitement des déchets pour intégrer, dès l’amont, les enjeux liés à la surproduction, à la publicité et aux incitations à la consommation. Autrement dit, l’économie circulaire ne peut être pensée comme un simple recyclage en aval de flux matériels déjà excessifs. Il s’agit au contraire de piloter l’ensemble du cycle de vie des produits, depuis la conception jusqu’à la fin d’usage, en passant par les pratiques de vente, de marketing et d’usage. Cette logique systémique suppose une meilleure articulation entre droit de l’environnement, droit économique et droit de la consommation, pour répondre aux causes structurelles du gaspillage plutôt qu’à ses seuls symptômes.